Big wheels keep on turning - Jake & June

23 avril 2017.

Ma guitare sur le dos, mes lunettes de soleil sur le nez, je m'asseois sous un grand chêne et sors mon instrument de sa housse pour le poser sur mes genoux, lâchant un petit soupir de pur bonheur. Ca fait quelques jours que j'ai rejoint cette folle aventure et je ne l'ai pas encore regretté une seule seconde, malgré les moustiques qui nous bouffent la nuit et le gros coup de soleil que je me suis pris dès le premier jour. Ca fait partie du truc, j'imagine, alors je supporte tout ça comme je peux. Sans attendre, je me mets à accorder mon instrument à l'oreille, chose que mon père m'a appris parce qu'il a horreur des accordeurs électriques. Chez les Parker, on déteste la technologie, même si je m'y suis plus habitué que mes parents. La seule raison pour laquelle ils m'ont acheté un ordinateur, c'est pour mes études, et encore... il a fallu que je me mette à genoux - ou presque - pour en obtenir un. Je réalise d'ailleurs à cet instant que j'ai oublié mon téléphone dans le Doobie, mais ce n'est pas une grande perte au final.

Avant de me mettre à jouer, je prends le temps de regarder le paysage, ma tête posée contre l'énorme tronc de l'arbre, un léger sourire aux lèvres. Ca, c'est exactement ce dont j'ai rêvé pendant les mois qui ont précédé le voyage. Profiter du calme, de la verdure, du vent sur mes joues toute la journée. Sans vraiment faire attention à ce que je joue, je laisse mes doigts filer sur les cordes, lentement d'abord, puis d'un geste plus rapide, enchaînant les accords. Presque naturellement, je trouve les accords de Sweet home Alabama de Lynyrd Skynyrd. La chanson de road trip parfaite, ça fait presque cliché, mais je m'en fous royalement. Je m'abstiens cependant de chanter, parce que je sais que ce n'est pas du grand art et que je risque de casser l'harmonie du moment. J'ai beau être seul, je ne tiens pas à faire fuir les oiseaux, ni tous les autres animaux sauvages qui se trouvent probablement non loin de moi. Tout en posant à nouveau ma tête contre le chêne, je ferme les yeux, jouant à l'aveugle, ratant parfois un accord mais je me reprends rapidement, comme mon père me l'a toujours appris.

23 avril 2017.

Enfin calée convenablement sur une branche, je sors tranquillement mon paquet de tabac et m’applique à rouler une cigarette. La musique résonne dans mes oreilles, je n’entends rien de ce qui se passe autour de moi. Beaucoup en profiteraient pour écouter les bruits de la nature, le chant des oiseaux… Ce n’est pas mon cas. J’adore la nature! Mais je suis d’humeur à dessiner aujourd’hui, et sans musique, c’est impensable! Alors, une fois ma cigarette proprement roulée, je porte celle-ci à mes lèvres. Puis je fouille maladroitement dans mes poches pour trouver un briquet, et l’allume avant de prendre une longue et agréable taffe. Je relève la tête, lâchant lentement la fumée en observant un moment le paysage qui s’offre à moi. À travers le feuillage plutôt dense de l’arbre, perchée à plusieurs mètres, je suis à l’abri des regards curieux. Personne ne viendra m’ennuyer, ici. Non pas que j’évite les autres, mais j’aime avoir un peu de tranquillité lorsque je dessine…

Finalement, je pose ma tête contre le tronc et ferme quelques instants les yeux, me laissant bercer par la musique. Un bon vieux son de Metallica. Mon calepin repose sur les genoux, le crayon dans une main, la clope dans l’autre… Je suis tellement bien, ici. Il était vraiment temps que je prenne des vacances. Il y a quelques semaines à peine, j’étais encore sous tension, épuisée et incapable de suivre le rythme de travail. Ici, je peux enfin respirer, me reposer. J’aurai dû sauter le pas plus tôt, au lieu d’attendre d’être au bord de la crise de nerfs… Un faible son me sort rapidement de mes pensées. Par curiosité, je retire un de mes écouteurs de mon oreille et baisse la tête. Un type s’est posé au pied de l’arbre avec sa guitare. Je n’ai pas l’impression de le connaître, il doit certainement faire partie d’un autre bus. Un faible sourire en coin se dessine sur mes lèvres lorsque je reconnais les premières notes de la musique. Je finis par retirer mon deuxième écouteur pour profiter du “concert”, appuyée contre le tronc d’arbre. Emportée par la musique, je bouge faiblement la tête au rythme de la mélodie, les yeux fermés, avant de commencer à chantonner « In Birmingham they love the Gov'nor, boo hoo ooo. Now we all did what we could do... » Il arrête de jouer, surement surpris de voir qu’il n’est pas seul. Au même moment, mon calepin glisse de mes genoux. Je tente de le rattraper maladroitement, mais celui-ci atterrit finalement sur le jeune homme. « Oups. Désolée! Je voulais pas te déranger... » Je fais, une main devant la bouche. « Mais continues! Tu joues bien. » Tant pis pour le calepin, je n’ai pas envie de redescendre tout de suite. « Promis, j'arrête de chanter! »

Je sursaute en entendant une voix au-dessus de moi et m'arrête brusquement de jouer, avant de lever la tête vers les branches de l'arbre. Moi qui pensais être seul, c'est raté... Je n'aime pas trop jouer devant des gens, et surtout pas devant des inconnus. Une jeune fille est assise sur une branche épaisse du grand chêne et je fronce les sourcils, mal à l'aise. Elle est probablement là depuis le début, ce qui est d'autant plus embarrassant. Au final, c'est peut-être moi qui suis venu la déranger et non pas l'inverse... Avant que je n'aie eu le temps de dire quoi que ce soit, quelque chose me tombe en plein sur le nez et j'agrippe celui-ci, lâchant un petit "Aie", plus pour la forme que parce que ça m'a réellement fait mal. La jeune fille s'excuse rapidement, puis me demande de continuer à jouer, comme si de rien était. Mon regard bascule de ses pieds - à peu près la seule chose que je réussis à voir d'elle - à son calepin, le fameux objet qui a dû glisser de ses mains.

"T'étais là depuis combien de temps ?", je lui demande, une main tenant ma guitare, l'autre enlevant mes lunettes de soleil pour mieux la voir. Je me rends compte que c'est une question stupide, parce que je sais très bien qu'elle était là avant moi. "Hors de question que je continue à jouer devant toi... La guitare c'est pas mon instrument." Je soupire et pose à nouveau mon regard bleu sur le calepin avant de l'agripper et de le refermer, ignorant cette envie grandissante de le feuilleter de la première page à la dernière. "Et si tu descendais de là ? Je commence à avoir mal au cou à force de lever la tête", je continue, massant celui-ci pour appuyer mes paroles, un léger sourire illuminant mon visage. De loin, son visage ne me dit rien, elle ne fait en tout cas pas partie des habitants du Doobie. Et pourtant, elle a quelque chose de si familier... Un étrange sentiment vient me ronger à l'intérieur mais j'essaye d'en faire abstraction, balayant mentalement cette intuition que je ne comprends pas. "Moi c'est Jake, au fait", j'ajoute simplement, fermant par réflexe un oeil pour le protéger du soleil qui brille à travers les feuilles du chêne.